L’artiste
La force du travail d’Ana Maria Gomes vient de sa capacité presque unique à hériter de ce qu’il y a de plus pointu dans l’art contemporain et le cinéma, tout en gardant une fraîcheur simplement entière. Les images d’Ana Maria Gomes semblent d’une jeunesse éternelle. On a l’impression de voir pour la première fois. Mais il suffit d’un peu de temps pour entendre résonner toutes sortes d’échos, de filiations, de réseaux subtils de significations qui se trament comme par en dessous et percevoir dans cette première fois une durée très longue enveloppée dans des images très simples.
C’est peut-être pour cette raison qu’on a l’impression d’une œuvre qui ne s’est enfermée dans aucun genre. Certes, ce sont des images, et des images en mouvement, mais ce n’est pas de l’installation vidéo au sens classique – car c’est aussi du cinéma –, ni du cinéma au sens clas- sique – car elle puise dans la liberté formelle de l’art contemporain –, ni du documentaire audio- visuel – car on ne peut en exclure la fiction, etc. Ce sont des images-mouvements, voilà tout et elles ont la nécessité non pas de leur genre, mais de ce qu’elles montrent singulièrement.
La force de ces images vient de la manière dont elle dévoile la part immense de fiction visuelle qui fait notre réalité. Car on ne cesse jamais de se raconter des histoires, et nos histoires sont souvent des romans-photos. Ana Maria Gomes les met en évidence, sans jamais porter sur ces projections le moindre jugement, ni même la moindre interprétation. Elle les prend telles qu’elles sont, avec une curiosité dénuée d’arrière-pensée, comme réjouie de l’inventivité de fait des gens et des situations ordinaires, de la réserve de fiction et de narration dont notre monde est gros. De jeunes gens « font semblant » de mourir ? Mais ils disent par là-même tant de vérités sur eux et sur la mort ! Un catcheur montre ses tours, tout seul, sur un ring, comme s’il se battait contre lui- même, mais on y voit une sorte de combat de Jacob avec l’ange, une icône éminente de l’Artiste. Les figures d’Ana Maria Gomes sont toutes un peu comme ce catcheur : sublimes mais point écrasantes, elles renvoient à des choses essentielles de la vie, mais on ne peut pas non plus les prendre trop au sérieux. Je crois que l’importance du travail d’Ana Maria Gomes est d’avoir réussi à suspendre l’opposition entre tragédie et farce, rire et sublime, profondeur et légèreté.
Ana Maria Gomes s’empare de nous au point où nous projetons une image qui ne tiendra pas tout à fait. L’élément de cette œuvre c’est, incontestablement, le poétique. Mais un poétique souriant, tendre, affectueusement rieur. La vérité est que voir un film d’Ana Maria Gomes, c’est toujours un peu se réconcilier avec soi-même. Faire une œuvre, c’est, croit-on, ajouter quelque chose au monde. Les œuvres d’Ana Maria Gomes allègent le monde. Nous trichons, nous biai- sons, nous feintons, nous enjolivons, nous médisons, nous voilons, nous mentons, bref, nous projetons toutes sortes d’images à des fins plus ou moins honorables, mais peu importe, car ces images peuvent témoigner d’une telle inventivité, d’une telle ingéniosité, que nous sommes immé- diatement pardonnés : nous avons ajouté des couleurs à l’univers, nous avons fait du bien. Ana Maria Gomes relève ces images, elle les extériorise, elle nous fait voir tout ce que nous avons pu. C’est une œuvre d’une grande fermeté et d’une grande douceur à la fois. Bref, une œuvre d’art. Du vrai. Tout simplement.
Patrice Maniglier