Des mers non répertoriées Mains d'Œuvres
02/04/15 > 12/04/15
expo OR
Commissariat : Corinne Digard et Raphaële Jeune
Artistes : Céline Ahond, Guillaume Aubry, Yaïr Barelli, Neil Beloufa, Audrey Cottin, Dominique Ghesquière, Charlie Jeffery, Anna Principaud, Marie Reinert, avec les élèves des collèges Jean Vilar (Villetaneuse, 93), Daniel Mayer (Paris 18e), République (Bobigny, 93), Aimé Césaire (Paris 18e), Gustave Courbet (Pierrefitte, 93), Claude Debussy (Aulnay-sous-Bois, 93), René Cassin (Noisy-le-Sec, 93), René Descartes (Tremblay-en-France, 93), ainsi qu’avec les jeunes accueillis à l’ITEP de Vitry-sur-Seine, au SESSAD de Vitry-sur-Seine et au SESSAD de Créteil.
Des mers non répertoriées est une exposition qui rassemble les œuvres réalisées en 2013-2014 par neuf artistes en collaboration avec des collégiens dans le cadre du dispositif Orange Rouge. Chaque artiste est intervenu dans une classe ULIS au sein d’un collège francilien, afin d’élaborer avec l’aide des élèves une œuvre résultant de leur rencontre. L’expression « des mers non répertoriées », extraite d’un texte de la poétesse mexicaine Gloria Anzualda, exprime ici la dimension inédite et inhabituelle de chacune de ces rencontres, qui ouvrent à tous les possibles et invitent chaque acteur, artiste, adolescent, enseignant à inventer sa place dans un groupe en mouvement. De ces processus de création originaux sont nées des œuvres qui reflètent les expériences communes, chacune unique, et dont la paternité, si elle reste de la responsabilité de l’artiste, demeure ouverte et insaisissable.
« J’ai commencé de réfléchir, ma réflexion est une réflexion sur un irréfléchi, elle ne peut pas s’ignorer elle-même comme événement, dès lors elle s’apparaît comme une véritable création, comme un changement de structure de la conscience, et il lui appartient de reconnaître en deçà de ses propres opérations le monde qui est donné au sujet parce que le sujet est donné à lui-même […] La perception n’est pas une science du monde, ce n’est même pas un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux. Le monde n’est pas un objet dont je possède par devers moi la loi de constitution, il est le milieu naturel et le champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions explicites. »
Merleau-Ponty, préface à La phénoménologie de la perception, 1945
Dans l’activité curatoriale, le champ des possibles est en perpétuelle refonte, suivant en cela les développements des recherches des artistes. Les commissaires inventent des manières de faire voir, de faire sentir, de faire connaître les créations de leurs collègues, afin de les éclairer le mieux possible, avec leurs spécificités, explorant de ce fait de multiples formats spatiaux, temporels, événementiels, éducatifs, etc.
Chercheurs eux aussi, ils expérimentent les formes de l’exposition au sens large, celle-ci valant comme concrétisation formelle d’un espace de dialogue avec les artistes, dédiée in fine au partage avec un public. Le contexte dans lequel intervient le commissaire définit bien sûr fortement les contraintes et les nouveaux potentiels avec lesquels il peut penser, élaborer et mettre en œuvre cette exposition élargie.
L’invitation que me fait Orange Rouge à partager cette année la responsabilité du choix, du suivi, de l’exposition et de l’analyse écrite des projets d’artistes menés sur l’année scolaire 2013/2014 suscite en moi un certain nombre de réflexions sur l’étendue du champ à arpenter. Cette responsabilité, dans le contexte de l’activité de cette association, n’est pas sans induire chez un commissaire d’exposition un nécessaire questionnement de sa position, de son rôle, de son lien aux artistes, et des agencements qu’il opère vis-à-vis du ou des public(s). Je ne reviendrai pas dans cette note d’intention sur la présentation et l’analyse du projet global d’Orange Rouge, parfaitement circonscrit et mis en perspective par Estelle Nabeyrat et judicieusement replacé dans le contexte historique de l’art participatif par Joana Neves, deux commissaires qui m’ont précédée. Mon action se situera dans le prolongement de ces approches. Mais surtout, elle s’appuiera sur mon double regard de commissaire et de chercheuse : par un mode d’ancrage pragmatique dans le réel, j’aimerais suivre au plus près le processus d’individuation des œuvres dans le contexte singulier d’Orange Rouge, exemplaire d’une tension dynamique entre « gratuité » et efficience de l’art.
Travailler dans l’entre-deux.
Ce que propose Orange Rouge et qui lui confère son originalité et sa force d’expérimentation, c’est une expérience de l’entre-deux : entre art et pédagogie, entre artiste et élève, entre élève et spectateur, entre création et exposition, entre recherche et pratique curatoriale. Cet entre-deux résulte de la construction d’un contexte de travail et de création hors-gabarit, loin des standards de l’action artistique comme de ceux de l’action éducative. Un contexte où des frottements opèrent continuellement et qui s’invente au fil des rencontres et de l’avancement des projets.
Ainsi, l’artiste oscille entre approche artistique et démarche de transmission, les élèves circulent de leur identité de collégiens à celle de collaborateurs de création puis de spectateurs, et le commissaire de compagnon de route à orchestrateur du « résultat final ». Chaque projet entraîne une forme singulière d’individuation du collectif, laquelle aboutit à une production esthétique. Cette mise en relation entre des individus étrangers les uns aux autres (mais nourris de préconceptions plus ou moins tenaces les uns vis-à-vis des autres) suppose le franchissement par l’un de ses propres limites pour pénétrer dans l’espace de l’autre et s’individuer avec lui dans un nouvel espace commun. Les projets d’Orange Rouge se situent donc résolument dans un entre-deux générateur de neuf et d’imprévisible, dans lequel chaque acteur renaît à lui-même, au terme d’un processus de déplacement de ses propres limites.
Aventure de la relation
Le contexte offert par Orange Rouge m’intéresse, parce qu’il n’a rien d’évident. Il doit s’inventer en permanence à la charnière entre une démarche créatrice, une approche éducative et une pratique de l’exposition. L’inconfort de cette recherche continuelle d’équilibre constitue la condition d’émergence de l’inouï et du dépassement de soi par chacun.
Ce ne sont pas tant ces procédure prises séparément qui en font l’originalité, elles correspondent aux phases successives du partage de toute création artistique. C’est l’intrication de ces trois phases en un seul et même mouvement qui donne à cette aventure son caractère inédit. Les individus co-présents, artiste, élève, enseignant, commissaire, n’existent que dans une formation commune et mouvante, en relation les uns aux autres et en relation avec l’extérieur. Ils s’aventurent ensemble dans une situation qui n’est familière à aucun. C’est une traversée dans une zone meuble, que chaque micro-événement contribue à modifier.
L’artiste confronte la maîtrise de ses moyens artistiques à la vitalité d’adolescents ayant comme particularité des difficultés ou un handicap psychique, dont il ne connaît rien. De leur côté, ces adolescents doivent accueillir en eux, chacun selon ses modalités relationnelles, les propositions d’une personne inconnue venue ouvrir sa boîte à outil artistique. Une œuvre doit voir le jour, dont l’artiste répondra.
Champ de recherche curatoriale
Je pars de ma position de commissaire-chercheuse préoccupée par la question suivante : Que cherche-t-on en faisant appel à l’artiste dans le champ socioéducatif, non pour qu’il ou elle anime des ateliers de pratique, mais pour qu’il ou elle crée une œuvre, la sienne propre ? Quelles traces cette œuvre porte-t-elle de l’expérience ? Si selon le dilemme dégagé par Claire Bishop, « l’art est fait pour être vu quand l’éducation ne se montre pas »[1], comment manifester, au moment de rendre l’œuvre publique, le travail de cet événement de la rencontre, avec sa qualité d’expérience inédite et son lot de certitudes désintégrées ? Bien que signées par les artistes, et vouées à être exposées dans un ou des lieux consacrés, ces œuvres ne sont en réalité pas tout à fait comme les autres.
Et que dire de la tendance à vouloir faire œuvre de sens pour les collégiens ? Ne les invite-t-on pas dans la fabrique intime de l’œuvre pour ouvrir leur monde, les aider à grandir ? Comment ce dessein participe-t-il de la poétique de l’œuvre et comment conditionne-t-il les échanges ? Et d’où vient ce besoin de décider pour eux qu’une expérience artistique est vecteur d’amélioration de leur situation ?
Je souhaite donc au cours de ma « résidence curatoriale » chez Orange Rouge, explorer avec les artistes, Céline Ahond, Guillaume Aubry, Yaïr Barelli, Neil Beloufa, Audrey Cottin, Dominique Ghesquières, Charlie Jeffery, Anna Principaud et Marie Reinert, cette économie des rapports, des désirs, des projections et des buts partagés ou non par les différents protagonistes, qui se noueront et se dénoueront dans chacune des œuvres en devenir, en gardant le point de vue de l’œuvre.
Concrètement, ce travail s’appuiera sur un dialogue avec les neuf artistes entretenu tout au long du processus de création avec les collégiens, dialogue élargi dès que possible à ces derniers et aux enseignants. Un blog pourra rendre compte de mes réflexions, qui prendront la forme d’extrapolations à partir des expériences rencontrées plutôt que de leur récit.
L’idée pour moi est que cela puisse à la fois servir les artistes dans leur démarche, les enseignants dans leur pratique, Orange rouge dans son projet artistico-pédagogique citoyen, et enrichir ma recherche curatoriale comme théorique. J’entends ainsi mettre à l’épreuve du terrain mes interrogations sur la relation entre artiste et non-artiste dans la conduite d’un projet artistique, donc sur l’événement de la rencontre et l’imprévisibilité qui en découle. Il s’agira alors très simplement pour la communauté temporaire des acteurs de ce projet, de mettre à plat et de penser ce que nous faisons, et pourquoi nous le faisons, et ce que nous sommes chacun et ensemble lorsque nous le faisons. »
Raphaële Jeune, janvier 2014
[1] Claire Bishop, Artificial Hells : Participatory Art and the Politics of Spectatorship, Verso, 2012.
Découvrez le blog Orange Rouge 2014 crée et rédigé par Raphaële Jeune :
http://orangerouge2014.wordpress.com/
Raphaële Jeune est commissaire d’exposition indépendante, basée à Rennes, où elle a dirigé les deux premières éditions des Ateliers de Rennes en 2008 et 2010. Commissaire invitée de la Maison populaire Montreuil en 2011, elle réalise Plutôt que rien, une série de trois expositions. A l’automne 2012, elle est en résidence au laboratoire Phénorama de l’ENSCI (Paris) avec l’artiste Audrey Cottin. En 2013, elle collabore avec le bureau des compétences et désirs et le CG13 pour une mise en exposition du Fonds des Nouveaux Collectionneurs, à Aix-en-Provence. Par ailleurs, elle est présidente de C-E-A, première association professionnelle de commissaires d’exposition en France.
Elle prépare un double doctorat à l’Université Rennes 2 et à l’Université Leuphana de Lüneburg, en Allemagne, recherche à la fois théorique et curatoriale sur la notion d’événement dans l’art contemporain.