Communautés émotionnelles 

01/01/23 > 31/12/23

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Commissariat saison 2022 – 2023 :

Corinne Digard et Andréanne Béguin

 

Note d’intention de la commissaire invitée Andréanne Béguin :

 

Le Moyen-Âge a longtemps été considéré comme le temps de l’enfance de la civilisation moderne, notamment sous l’influence du sociologue Nobert Elias. À cette époque, précédant la prétendue rationalisation et normalisation des comportements individuels et collectifs, les hommes et les femmes auraient donc vécu comme des sauvages, en proie à des émotions désordonnées et débordantes. Le renouvellement de la perspective historique des émotions initié dans les années 1990 vient mettre un terme au traitement des émotions médiévales comme des humeurs enfantines et primitives. Le prisme de l’affectivité vient élargir la compréhension du social et du vivre-ensemble et c’est une avancée considérable. En revanche, les médiévistes qui travaillent sur le champ de l’émotion n’ont pas encore mis en discussion le fait qu’il puisse y avoir des émotions considérées comme étant enfantines. La période médiévale s’est affranchie d’une considération infantilisante et discréditée, là où l’adolescence reste encore trop souvent comprise comme un état transitoire, l’antichambre de l’âge adulte, où chacun·e est en soumis·e irrationnellement à un mélange indistinct entre hormones et passions. Orange Rouge offre une résonance particulière à cette volonté historiographique de faire sortir la civilisation médiévale de sa soi-disant immaturité émotionnelle. En effet, là où l’adolescence se perçoit dans une opposition continuelle entre raison et passion, l’expérience artistique que propose Orange Rouge permet à mon sens de revaloriser la puissance émotionnelle des adolescents et des artistes, et de comprendre les émotions comme un véritable continuum psychosomatique, qui rassemble autant le corps que l’esprit. Le parallèle entre cet état émotionnel médiéval qui s’est affranchi de sa présumée immaturité et l’adolescence est l’un des exemples de ce que peut apporter une comparaison transhistorique et un déplacement transdisciplinaire. L’analyse historique des émotions et particulièrement de la période médiévale est riche d’apprentissages, d’outils pour comprendre le collectif et c’est sous ce patronage intellectuel et sensible que je propose d’orienter le commissariat d’exposition de la saison 2023 d’Orange Rouge.

 

Dès lors le commissaire est, au même titre que l’historien·ne, un·e arpenteur·euse. L’un·e et l’autre ont accès un ensemble d’instruments de vérité : des sources, des preuves textuelles, iconographiques, documentaires, picturales, sculpturales. Les œuvres collectives qui vont être réalisées font partie de cette vérité tangible et matérielle, face à laquelle le commissaire peut retracer la présence de l’émotion dans l’élaboration de l’œuvre et autour de l’œuvre. Ainsi, l’émotion transcende l’œuvre finale et se saisit également dans les usages et dans son contexte de création. À ces œuvres s’ajoutent également le suivi de cette aventure de création collective, les mails, les photographies, les récits rapportés par les artistes, les enseignants. Autant d’outils à disposition du commissaire pour remonter la piste de l’émotion. En revanche, être un·e commissaire omniscient·e serait bien illusoire et ce qui ne sera pas dit, pas écrit, ni photographié, ce qui relève de l’intangible, comme les tons de voix, les regards échangés, les temps de paroles ou de silence, impliqueront que ce rôle d’observateur·rice laisse la place ou soit complété par une implication affective du commissaire, face aux œuvres en tant qu’un·e des bénéficiaires émotionnel·le·s, et plus encore comme dépositaire. La figure de l’historien·ne médiéviste dans sa quête des émotions invite le·a commissaire à comprendre la charge émotionnelle en la ressentant directement en soi-même.

 

À la fin du Moyen-Âge, l’émotion se retire de la sphère politique et sociale pour se renfermer dans l’intériorité individuelle. Le prisme de l’émotion dans cette saison 2023 n’est pas un prétexte de rapprochement historique, mais bien la possibilité d’approcher différemment la dimension collective du projet, et de relier les points autonomes de cette constellation. Ainsi l’ambition n’est pas de forcer le lien entre les projets dans une thématique ou dans une forme, mais plutôt de les rapprocher par leur atmosphère commune de création et par leur puissance d’expériences émotionnelles. Pour reprendre les termes de la médiéviste Barbara Rosenwein, la société est parcourue de communautés émotionnelles qui sont en constante recomposition, et qui croisent les individus de façon concentrique. Cette lecture en mouvement de la société qui s’intéresse aux flux et au mouvement permet alors de comprendre tous les participant·e·s d’Orange Rouge comme les membres d’une communauté émotionnelle éphémère, unie par un objectif commun – celui de produire une œuvre collective – et par des expériences multisensorielles qui favoriseront l’émergence d’une émotion collective. À l’image de la théorie de l’harmonie musicale de Cicéron, comprendre la saison 2023 comme une communauté émotionnelle permet de mélanger le dissemblable, parfois même l’opposé, d’y faire émerger de façon naturelle une harmonie, qui part des individualités sans les écraser.

L’ambition curatoriale est alors de partir des émotions connues qui pourront poindre à chaque instant du projet, de façon spontanée et variable chez chacun·e : la joie, la surprise, le doute, l’émerveillement, la peur, la frustration etc, mais également de tenter de dessiner, de donner une place et de transmettre l’émotion particulière et spécifique de cette saison 2023, que je comprends comme une communauté émotionnelle à part entière et inédite.

 

Enfin, le prisme émotionnel dépasse la simple analyse en 2D, puisque les émotions ont un aspect performatif certain, qui pour Barbara Rosenwein en font les principes actifs du changement politique. La dimension collective de l’émotion permet aussi d’envisager le corps social comme un organisme traversé de mouvements et de tentatives continues d’équilibrage, avec un potentiel de résistance non seulement sain mais nécessaire. L’expérience émotionnelle du peuple du Moyen-Âge, difficilement lisible dans les sources des élites qui sont parvenues jusqu’à nous, s’expriment de façon autre. La prégnance d’une émotion collective du peuple à un moment donné provoque un rassemblement, parfois des soulèvements, toujours une mise en mouvement pour agréger d’autres attroupements, souvent accompagnés de cloche, de fanfare, de bannières …

Ces modes alternatifs de l’expression d’une émotion collective particulière, qui mobilise foule et mouvement, seront inspirants pour penser une forme expérimentale de l’exposition et de l’édition.

 

Biographie : 

 

Andréanne Béguin est commissaire d’exposition indépendante et critique d’art contemporain.

Sa pratique se joue des incohérences et des scories du système capitalisme et de la pensée logistique, par des confrontations avec des périodes historiques, notamment le Moyen-Âge. Les changements de temporalité et d’échelle opérés avec la complicité des artistes, donnent une place à l’anecdotique et aux marges. Elle est diplômée de la SciencesPo Paris, de la Sorbonne et du Royal College of Art de Londres.

Elle est commissaire en résidence aux Beaux-Arts de Paris.

 

Illustration du Roman de la Rose, Bibliothèque nationale d’Autriche, Cod.2568, folio 7 recto.